

750 000 personnes âgées en « mort sociale » : jusqu’à quand accepterons-nous l’inacceptable ?
Par Jérôme Guedj, député de l’Essonne, auteur de « Plaidoyer pour le vieux »
Coup de gueule !
Alors que s’ouvrent les débats budgétaires à l’Assemblée nationale et que nous célébrons la Journée internationale des personnes âgées, les Petits Frères des Pauvres publient leur 3e baromètre de l’isolement. Des chiffres qui devraient tous nous révolter : 750 000 personnes âgées sont en situation de « mort sociale » en France. Trois quarts de million de nos concitoyens vivent dans un isolement si profond qu’ils n’ont plus aucun contact régulier – ni famille, ni amis, ni voisins, ni réseau associatif.
Cette situation s’aggrave de façon vertigineuse : +42% en 4 ans, +150% en 8 ans. Sans réaction, ce nombre atteindra 1 million en 2030. La réalité est accablante : 2 millions de personnes âgées sont isolées de leurs cercles familiaux et amicaux (+120% en 8 ans), 2,5 millions se sentent seules quotidiennement, et pour 4,2 millions, ce sentiment persiste depuis des années.
Un tableau qui s’assombrit dramatiquement
Le baromètre 2025 dresse un portrait glaçant : 1,5 million de personnes âgées ne voient jamais leur famille proche. 3,2 millions n’ont ni enfants ni petits-enfants. 5,7 millions n’ont personne à qui parler de choses intimes – soit un tiers des personnes âgées.
Une personne sur deux ne sort pas quotidiennement, encore moins en milieu rural. 9 millions ne sortent pas tous les jours. 2,7 millions n’ont aucun lien avec leurs voisins au-delà d’un « Bonjour », 380 000 n’en ont même pas. Plus de 5 millions n’utilisent jamais Internet (27% des seniors), creusant la fracture numérique. Les 80 ans et plus et les aînés pauvres sont les plus vulnérables.
Des propositions qui dorment dans les tiroirs
En juillet 2020, j’ai remis au ministre un rapport contenant 36 propositions concrètes, issues de 200 entretiens avec les acteurs de terrain. Cinq ans plus tard : si peu. Dramatiquement peu. L’isolement a explosé dans des proportions alarmantes.
Nous pensions que le Covid aurait déclenché une prise de conscience. Nous avions vu cet élan de solidarité : concerts aux fenêtres des Ehpad, lettres de jeunes, livraisons par des voisins… Mais une fois la crise passée, nous avons baissé la garde.
Mes propositions ? Écouter vraiment les personnes âgées, en passant du « faire pour » au « faire avec ». Soutenir les professionnels et les proches aidants – premiers aidants potentiels, loin devant les conjoints et services à domicile – qui s’épuisent dans l’indifférence. Mobiliser la société avec des équipes citoyennes, jumeler chaque Ehpad avec une école. Créer des coopérations locales de veille avec les maires. Impulser une action nationale via la CNSA.
Les personnes âgées plébiscitent : commerces de proximité, transports adaptés, information sur les aides. Quelques avancées existent (portail rompre-isolement-aines.gouv.fr, CNSA reprenant Monalisa), mais si loin du changement d’échelle nécessaire.
Dans ce boxon politique, on pourrait pas se mettre d’accord au moins sur ça ?
Alors que nous entrons dans les débats budgétaires, dans l’impasse politique que nous connaissons, ne pourrions-nous pas au moins nous mettre d’accord sur ça ?
Ce n’est ni de droite ni de gauche de vouloir qu’une personne de 85 ans ne passe pas trois jours sans parler à quelqu’un. Ce n’est ni progressiste ni conservateur qu’un résident d’Ehpad voie autre chose que quatre murs. C’est juste humain. C’est juste décent.
L’isolement tue. Littéralement. Il accélère le déclin cognitif, favorise la dépression, aggrave les pathologies, précipite la perte d’autonomie. C’est un facteur de risque aussi grave que le tabagisme. Et pourtant, nous le traitons comme un problème secondaire, une préoccupation pour les jours où on a le temps.
La réforme Grand Âge qui n’arrive jamais
Depuis 2019, nous attendons la réforme « Grand âge et autonomie ». Rapports Libault, El Khomri, Dufeu-Schubert, Piveteau et Wolfrom… Les diagnostics s’accumulent, les acteurs supplient. Et rien.
La 5ème branche de la Sécurité sociale existe, certes. Mais sans moyens à la hauteur. Sans vision globale. Sans faire de la prévention et de la lutte contre l’isolement une priorité absolue.
Pendant ce temps : 750 000 personnes en mort sociale. Des professionnels quittent par épuisement. Des proches aidants se sacrifient. Des Ehpad restent des mouroirs. 57% des personnes âgées n’envisagent pas de déménager (74% pour les 85 ans et plus) malgré un logement inadapté.
Un appel solennel : inscrivons-le au budget !
Je salue les Petits Frères des Pauvres qui documentent inlassablement cette catastrophe silencieuse. Leur 3e baromètre devrait être lu par chaque parlementaire, ministre, élu.
En cette Journée internationale des personnes âgées, alors que s’ouvrent les débats budgétaires, je lance un appel solennel : faisons de la lutte contre l’isolement une grande cause nationale transpartisane.
Créons une mission d’information parlementaire pour relancer les 36 propositions de 2020. Dégageons les moyens nécessaires dans le budget 2026. Donnons à la CNSA les ressources pour piloter cette politique. Mobilisons communes, départements, associations.
Pas dans dix ans. Pas après les prochaines élections. Maintenant. Dans ce budget.
L’optimisme de la volonté
En 2020, je concluais : « Il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour. » Nous avons dit que nous aimions nos aînés pendant le Covid. Nous avons applaudi, pleuré, promis « plus jamais ça ». Il est temps de le prouver.
L’isolement n’est pas une fatalité. C’est un choix politique. Le choix de ne pas investir. De repousser à plus tard. De considérer que ce n’est pas urgent.
Mais quand on a 85 ans et qu’on n’a parlé à personne depuis trois jours, chaque heure compte. Quand on est proche aidant au bout du rouleau, chaque jour de répit compte.
750 000 personnes en mort sociale. +42% en 4 ans. +150% en 8 ans. 1 million en 2030.
Ces chiffres devraient nous empêcher de dormir. Déclencher un sursaut collectif. Je refuse d’accepter que la sixième puissance mondiale laisse trois quarts de million de nos aînés mourir de solitude.
Coup de gueule, mais aussi appel à la mobilisation. « L’optimisme de la volonté doit l’emporter sur le pessimisme de la raison. »
Les débats budgétaires commencent. C’est maintenant ou jamais. Agissons. Ensemble. Maintenant.