Revue politique et parlementaire – Vieillir dans la dignité : surmonter les impasses pour garantir un droit.
Dans le numéro 1107 (juillet-septembre 2023) de la Revue politique et parlementaire, Victor Woillet est venu à ma rencontre pour recueillir mon analyse et mes recommandations face aux enjeux posés par le vieillissement de la population. Vous pouvez retrouver cet entretien en intégralité ci-dessous, mais aussi en consultant l’article de la revue publiée le 20 octobre dernier.
Malgré les différentes annonces, aucun projet de loi d’ampleur n’a vu le jour afin de répondre aux nombreux enjeux posés par le vieillissement de la population.
Nous avons rencontré Jérôme Guedj, député de la sixième circonscription de l’Essonne et auteur d’une proposition visant à garantir le droit à vieillir dans la dignité, afin de recueillir son analyse et ses recommandations en la matière.
Revue Politique et Parlementaire – Pouvez-vous revenir sur la nature de la « révolution démographique » qui motive votre engagement ainsi que votre proposition de loi ?
Jérôme Guedj – Trois grandes révolutions frappent la société française : la numérisation de nos vies, le dérèglement climatique et le vieillissement démographique. Ces trois ruptures bousculent notre quotidien et rebattent les cartes de notre avenir. En 2020, 20 % de la population, soit 13,5 millions de personnes en France, a 65 ans ou plus. En 2030, cette proportion atteindrait 23,4 % soit 16,4 millions de personnes. À cette date, les plus de 65 ans devraient être plus nombreux que les jeunes de moins de 20 ans.
La révolution de la longévité est également un bouleversement anthropologique inédit. Jamais les hommes et – a fortiori – les femmes n’ont vécu aussi longtemps. Cela change notre rapport à l’âge, à la vieillesse et au temps qui passe. L’allongement du temps de vie et singulièrement du temps de vie passé en bonne santé est un conquis social et représente une grande avancée. Cependant, la massification du vieillissement va soulever des défis inédits tant pour les individus concernés par la perte d’autonomie que dans tous les domaines de la vie collective.
Mon militantisme pour l’âge est ancien et toujours vivace car la procrastination est grande dès qu’il s’agit de nos aînés. Par exemple, la loi grand âge, annoncée un temps comme le « marqueur social » du premier quinquennat, était prévue par Emmanuel Macron pour fin 2019. Les rapports se sont accumulés. Puis la crise Covid et Les Fossoyeurs de Victor Castanet sur l’affaire Orpéa sont venus confirmer que notre système était à bout de souffle et potentiellement maltraitant. Les aidants s’épuisent dans un parcours du combattant quotidien ; les salariés des services à domicile et des Ehpad sont des premières lignes indispensables, mais si mal reconnus dans leur rémunération comme dans leurs conditions de travail que les difficultés de recrutement menacent des territoires entiers ; l’isolement des personnes âgées est un fléau mal pris en compte ; le reste à charge inquiète les familles ; la parole même des âgés n’est pas suffisamment entendue. Aujourd’hui, le modèle de l’Ehpad doit radicalement changer, dans ses moyens et son organisation, tout comme celui de l’aide à domicile. Pour prévenir la perte d’autonomie, il faut aussi adapter les logements, construire des espaces publics bienveillants pour les plus fragiles, lutter contre l’âgisme et l’invisibilisation des vieux. Les chantiers sont multiples et urgents.
Cette année, les députés Renaissance, probablement agacés eux-aussi par la procrastination gouvernementale, ont cru bien faire en déposant une proposition de loi qui a été en partie examinée (à partir du 11 avril dernier) à l’Assemblée nationale. Mais son contenu est hélas dérisoire, sans vision d’ensemble ni moyens, malgré l’adoption d’amendements importants comme sur la loi de programmation et le registre canicule (que j’ai proposés). Et surtout son calendrier est très incertain : la proposition de loi a finalement été supprimée de l’ordre du jour de la fin de cette session extraordinaire de l’Assemblée nationale. Le Gouvernement, parait-il, cherche des sujets fédérateurs, pour surmonter l’absence de majorité au Parlement. Celui-ci en est un. Avec mes collègues du groupe socialiste, je propose une loi visant à garantir le droit à vieillir dans la dignité et à préparer la société au vieillissement de la population. Elle est ambitieuse (plus de 160 articles) et pose comme principe que toutes les politiques publiques doivent être repensées avec un œil de vieux – logement, mobilités, emploi, aménagement du territoire. Elle assume une prise en charge solidaire et des ressources nouvelles, plutôt que le chacun pour soi et la marchandisation. Que chacun s’en empare, l’amende, l’enrichisse. Pour que « les hommes naissent, demeurent – et désormais vieillissent – libres et égaux en droit. »
RPP – Comment expliquez-vous le désintérêt relatif pour un tel enjeu au sein de l’opinion et de la classe politique, alors même que nous avons récemment connu un scandale d’ampleur à propos du modèle des Ehpad?
Jérôme Guedj – Il est vrai que la nouvelle donne démographique demeure encore un enjeu relayé au second plan, comme si sa prise en compte n’était pas aussi urgente que la révolution numérique ou l’urgence écologique. Pourtant, je ne cesserai de rappeler que la transition démographique, cette révolution de la longévité, constitue l’un des grands changements anthropologiques de notre temps. Depuis les années 1970, les choses ont bien changé. Les conditions de prise en charge se sont améliorées en lien notamment avec l’émergence du modèle – imparfait – des Ehpad. La socialisation progressive de la perte d’autonomie, avec notamment la création de l’APA en 2001, qui demeure à ce jour la plus importante réforme du secteur, portée par Lionel Jospin et Paulette Guinchard, a permis de réduire les restes à charge. Face au choc démographique, notre mobilisation reste toutefois en deçà de ce qui est nécessaire.
La crise d’Orpéa a mis à nu les limites du modèle des Ehpad. Cette crise aurait dû être l’électrochoc pour changer de braquet. Mais au lieu de cela, le pouvoir a temporisé et a mis sur pause les réformes d’ampleur du secteur. Cependant, ce ne sont pas les Français qui sont dans le déni. Au contraire. Les conditions de prise en charge en Ehpad intéressent fortement – et inquiètent aussi – comme le montre le succès en librairie de l’enquête de Victor Castanet Les Fossoyeurs. Pourquoi un tel déni au sommet ? Pourquoi une telle procrastination permanente du pouvoir politique ? Ma conviction est que c’est d’abord une histoire d’argent. Le point clé est celui du financement. Nous butons sur le mur de l’argent.
RPP – Durant la défense de votre proposition de loi vous avez insisté sur le fait de dépasser le blocage financier que représenterait un tel projet d’adaptation globale au vieillissement. La création récente de la cinquième branche de la Sécurité sociale dédiée à la couverture du risque « autonomie » peut-elle être un outil à cet égard ?
Jérôme Guedj – Nous vivons tout de même une drôle d’époque : au nom du vieillissement de la population, on nous impose une réforme des retraites dont personne ne veut. En revanche, ce que tout le monde réclame, ce sont des moyens pour améliorer l’accompagnement solidaire des ainés, fragiles ou devenus dépendants. Pour faire face à la révolution de la longévité, il faut des moyens supplémentaires, environ 10 milliards à l’horizon 2030. Et la Cour des comptes elle-même, fait rare, plaide pour une augmentation de la dépense publique qui permettra de renforcer les moyens humains, et donc de créer des emplois dans les secteurs public, associatif et privé. Pour décider de ces choix, une loi de programmation et un débat national sont indispensables. Une cinquième branche a été créée en 2021, fort bien. Mais son financement et ses objectifs demeurent balbutiants
Aujourd’hui, le débat se focalise légitimement sur la nécessité d’une loi grand âge et autonomie, pour renforcer les moyens humains à domicile et dans les Ehpad. Mais même après la Covid 19, virus particulièrement âgiste et le livre Les Fossoyeurs de Victor Castanet, le Gouvernement continue à procrastiner, refusant l’obstacle financier. Assumer le modèle de Sécurité sociale pour socialiser ce risque et le refus de la marchandisation, telle est notre ligne de conduite. Dès lors, l’enjeu du vieillissement de la population ne saurait se résumer dans la création et l’abondement d’une cinquième branche ou d’un cinquième risque pris en charge par la société. Financer la prévention de la perte d’autonomie et accompagner sa réalisation pour réduire la charge qui pèse sur les personnes âgées, leurs familles et les aidants sont deux nécessités qui restent à construire mais elles ne sont pas des réponses suffisantes à l’ampleur de la nouvelle donne démographique qui advient.
RPP- L’adaptation au vieillissement de la société engage un travail de fond en matière d’aménagement du territoire et de mobilités. Comme pour de nombreuses autres politiques publiques en matière de santé, d’adaptation à la transition environnementale ou encore de relance de l’activité économique, cet aspect semble aujourd’hui essentiel. N’est-il pas temps de revenir à un pilotage de long terme de l’organisation territoriale, aujourd’hui essaimée entre différents opérateurs de l’État ?
Jérôme Guedj – J’ai coutume de dire que l’arbre de la dépendance ne doit pas cacher la forêt du vieillissement. L’adaptation de la société au vieillissement fait partie des grands chantiers à mener. Elle soulève des défis transversaux et colossaux et elle exige une grande mobilisation de la Nation. Concrètement cela comprend la refonte de notre modèle de prise en charge, une meilleure prévention, un changement de braquet concernant l’aménagement des logements et l’adaptation de l’espace public et des transports, pour voir la ville avec un œil de vieux, un système d’allocations mieux proportionnées pour tenir compte des revenus et une lutte acharnée contre l’isolement des personnes âgées et l’âgisme. L’objet de cette proposition de loi est d’embrasser tous les enjeux de la transition démographique et de proposer de réformer de manière systémique notre arsenal institutionnel, juridique et social, afin d’adapter la société au vieillissement.
S’agissant de l’organisation territoriale, les enjeux sont divers et complémentaires. Je voudrais revenir sur quelques points décisifs. Nous militons pour une vraie nationalisation des prestations à travers la création d’une prestation unique. Il s’agit de fusionner les différentes prestations actuelles destinées à répondre à la perte d’autonomie des personnes âgées en France, telles que l’APA, les allocations logement et l’Aide Sociale à l’Hébergement (ASH), pour créer une allocation unique de maintien de l’autonomie et des capacités de la personne. Cette fusion de prestations répond à l’objectif de simplifier le système d’aide aux personnes âgées en France, de rendre plus cohérente la prise en charge de la perte autonomie et de garantir une réponse adaptée aux besoins de chaque bénéficiaire.
Nous proposons également de simplifier la tarification des Ehpad en fusionnant les sections soins et dépendance. Cette évolution législative doit permettre de réduire les disparités départementales d’accès à un Ehpad pour les personnes âgées et à développer un système de prise en charge plus transparent. Ainsi, la fusion des sections soins et dépendance sous l’égide des ARS doit permettre de simplifier la tarification des Ehpad en créant un forfait global et unique prenant en compte le niveau de dépendance moyen des personnes âgées en France et les besoins en soins requis des résidents en Ehpad aujourd’hui.
Les départements seraient néanmoins chefs de file pour la prévention de la perte d’autonomie. Nous pensons qu’il faut donner compétence aux départements pour planifier l’installation des formes d’habitat inclusif mais aussi en matière de tarification de l’hébergement des Ehpad. Au niveau de chaque établissement, nous proposons d’inscrire au sein des Contrats Pluriannuels d’Objectifs et de Moyens (CPOM) des Ehpad l’obligation pour ces derniers de développer des liens avec un établissement de santé ou des groupements d’établissements.
RPP – En dehors des enjeux techniques liés au vieillissement, comment pensez-vous engager l’adaptation générale de la société à cette révolution démographique qui implique nécessairement un rapport différent à la fin de vie et à la prise en charge des personnes âgées au sein de la famille et en dehors en revalorisant notamment les métiers de l’aide à la personne ?
Jérôme Guedj – Pour bâtir une société de la longévité, ce qu’il manque, ce n’est pas la conscience populaire mais le courage politique. Le vieillissement de la population appelle une mobilisation de l’ensemble des acteurs de la société. De fait, il y a un décalage problématique entre la perception du problème par l’opinion publique et les moyens mis en place par la puissance publique. Le droit au bonheur jusqu’au bout de la vie fait figure de carburant de la construction d’une autre société, celle de la longévité heureuse. Dans cette société, il faudra repenser la place des métiers du lien et leur donner la reconnaissance qu’ils méritent. S’agissant de l’articulation avec la fin de vie, il faut être très prudent car mélanger les deux sujets expose à des risques de confusion dans le débat public. On peut être militant de l’âge et militant de l’aide active à mourir et vouloir dissocier les sujets pour pouvoir les appréhender chacun dans leur complexité éthique et politique.