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Entretien avec Mediapart : «On est la gauche la plus bête en ce moment»

Dans les colonnes de Mediapart, le 8 novembre 2023, votre député Jérôme Guedj se prononce sur la récente proposition d’une marche contre l’antisémitisme, en recrudescence en France. 

Vous pouvez retrouver également l’article de Mathieu Dejean et Fabien Escalona au lien suivant sur Mediapart.


 

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Il est l’un des premiers à condamner la réaction de La France insoumise (LFI) aux attaques du Hamas en Israël, le 7 octobre dernier. Député de l’Essonne, farouche partisan du rassemblement des gauches, Jérôme Guedj a alors considéré que l’appartenance du Parti socialiste (PS) à la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) devait être rediscutée.

Depuis, le parti à la rose a décrété un « moratoire » sur sa participation aux travaux de la coalition, tout en se joignant aux appels au cessez-le-feu à Gaza. Le supplice des habitant·es de la bande de Gaza, bombardée par l’armée israélienne au nom de la lutte contre le Hamas, s’est en effet amplifié au cours du mois écoulé, au point que certains intellectuels vont jusqu’à évoquer une « guerre génocidaire ».

Samedi 4 novembre, une manifestation a rassemblé près de 20 000 personnes à Paris en soutien au peuple palestinien. Jérôme Guedj explique pourquoi il n’y a pas participé et réagit au récent appel des présidents des deux chambres parlementaires, Yaël Braun-Pivet et Gérard Larcher, à une marche contre l’antisémitisme. Une idée mise en circulation peu de temps auparavant par Olivier Faure, le premier secrétaire du PS, avec déjà une polémique à propos d’une éventuelle participation du Rassemblement national (RN).

À propos de l’avenir de la Nupes, Jérôme Guedj réaffirme sa conviction selon laquelle des primaires seraient la bonne solution pour une candidature unique des gauches en 2027.

Mediapart : Olivier Faure a appelé dimanche dernier à une marche contre l’antisémitisme, mais un cafouillage a eu lieu à propos d’une éventuelle invitation du Rassemblement national (RN), finalement écartée. Aujourd’hui, les présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat appellent eux aussi à une telle manifestation. Vous y rendrez-vous, même si le RN y va ?

Jérôme Guedj : D’abord, c’était une initiative salutaire et nécessaire d’Olivier Faure. Dans la foulée, Gérard Larcher et Yaël Braun-Pivet ont repris cette proposition. Tant mieux. Car l’actualité dramatique de ce qui se passe à Gaza ne doit pas nous faire oublier la montée de l’antisémitisme du quotidien en France depuis les attaques du 7 octobre en Israël, mais latent auparavant. Plus de 1 000 actes ont été recensés en un mois, selon le ministère de l’intérieur. Le tout dans un silence assourdissant et terrifiant.

En l’absence de réaction collective, le PS a donc eu raison de faire cette proposition. Son succès et son impact seront liés au fait qu’elle n’apparaîtra pas comme celle d’un parti ou d’un autre, mais comme une occasion de fédérer tous ceux qui se reconnaissent dans la lutte contre l’antisémitisme et qui considèrent que c’est le cœur de la République qui est en jeu.

Que chacun prenne ses responsabilités. Cette marche doit être un rassemblement contre l’antisémitisme, indépendamment de la situation au Proche-Orient et de ce que chacun peut en penser. Précisément parce qu’on refuse son importation ici. Et la lutte contre l’antisémitisme n’est jamais un « prétexte », contrairement à la formule dégueulasse utilisée par Jean-Luc Mélenchon pour justifier son refus d’y participer.

Le RN, lui, s’est empressé de dire qu’il y viendra. Pourtant, il y a deux jours à peine, Jordan Bardella, le président du RN, soutenait mordicus que Jean-Marie Le Pen n’avait jamais été antisémite… Chacun appréciera la pathétique entreprise d’enfumage qui verra des dirigeants du RN manifester contre eux-mêmes et contre un pan entier de leur histoire et de leur identité d’extrême droite. Personne ne sera dupe.

Face à la recrudescence des actes antisémites, est-ce que la France est dotée de politiques publiques à la hauteur ?

Je fais partie de ceux qui considèrent que nos politiques publiques contre l’antisémitisme, le racisme et les discriminations, qui sont trois phénomènes distincts, restent au milieu du gué. Tous les registres d’action sont identifiés, de la prévention à la répression, en passant par la sensibilisation, la régulation des réseaux sociaux, etc. Mais cela reste une politique des petits pas, ne serait-ce qu’en termes de moyens alloués.

Prenons l’exemple de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti- LGBT (Dilcrah). C’est un bel outil, mais sa capacité d’influence n’est pas à la hauteur de l’enjeu, faute de moyens suffisants. Il faudrait aussi changer de braquet au niveau éducatif. Les lieux d’enseignement mémoriel (mémorial de la Shoah, camp des Milles…) mènent des actions pédagogiques qu’il faudrait démultiplier à destination de la jeunesse. J’ai d’ailleurs déposé un amendement en ce sens au budget 2024.

Et surtout, on ne peut pas sous-traiter la lutte contre l’antisémitisme aux seules institutions juives de France, car cela ne peut qu’accréditer le sentiment d’isolement des Français juifs et de tous ceux et celles qui sont meurtris par l’antisémitisme. On a perdu un fil universaliste républicain, avec des couloirs militants qui ne se parlent plus, voire sont en concurrence.

Est-ce que les discours de soutien inconditionnel à Israël ne sont pas une façon indirecte de mettre les juifs en danger, comme le déplore le collectif juif Tsedek ?

Éviter l’importation du conflit israélo-palestinien passe par le refus de l’essentialisation. Toute expression qui réduit ce qui se passe à un conflit entre juifs et musulmans contribue à cette essentialisation. Il faut combattre, par nos mots et nos actes, cette logique.

Pour moi, la formulation du soutien inconditionnel est surtout problématique parce qu’elle tourne le dos à la position historique de la France sur ce conflit. On doit s’entendre sur un soutien inconditionnel à l’existence et à la sécurité d’Israël, mais celui-ci doit toujours s’accompagner de l’exigence du respect du droit international. C’est cela qui doit déterminer la grille de lecture de la France, et non pas la taille des communautés juive et musulmane en son sein.

Samedi 4 novembre, le PS a défilé avec sa propre banderole à une importante manifestation en soutien au peuple palestinien, exigeant le cessez-le-feu à Gaza. Y avez-vous participé ?

Non, car les mots d’ordre des initiateurs, le communiqué d’appel à la manifestation invisibilisaient la question des otages, en ne réclamant pas leur libération immédiate. Comme si la guerre de Gaza tombait du ciel. Or la détention de ces otages, parmi lesquels, rappelons-le, des femmes, des enfants, des bébés, est la continuation des pogroms du 7 octobre. Et leur libération est la condition préalable à un cessez-le-feu.

Il reste que le PS défend, comme les autres partis de gauche, un cessez-le-feu à Gaza. Le problème, c’est que les dirigeants israéliens se fichent de ces appels. Comment peser sur leurs choix ?

La singularité de la voix française aurait dû lui permettre de peser sur Israël, en embarquant une série de pays. Mais cela n’a pas été le cas parce que, depuis le 7 octobre, la position française n’a pas été dans la fidélité à son histoire, qui est le rappel du droit.

Certes, mais si vous étiez aux responsabilités, assumeriez-vous des pressions concrètes, et lesquelles ?

Si vous suggérez des sanctions, je pense qu’après le 7 octobre ce serait un renversement de responsabilités terrible et injuste. Mille quatre cents civils israéliens se sont fait massacrer, et on punirait Israël ? Le vrai drame, c’est l’inertie qui a prévalu dans les dix dernières années. Bon nombre d’acteurs de la communauté internationale et de la région ont cru possible de « secondariser » le conflit israélo-palestinien, en faisant le pari hasardeux d’une paix économico- diplomatique qui « ruissellerait » sur les Palestiniens. Ce pari a échoué.

Le résultat, c’est qu’on se retrouve aujourd’hui avec, au gouvernement israélien, des gens qui ont défendu les meurtriers de Yitzhak Rabin [signataire des accords d’Oslo, assassiné en 1995 par un extrémiste religieux juif – ndlr]. Et en face, il y a le Hamas : pas besoin de faire un dessin après ce qu’on a vu le 7 octobre.

La responsabilité des États-Unis dans ce résultat est particulièrement importante, parce qu’ils restent ceux qui avaient le plus de leviers pour peser sur Israël. Les présidences d’Obama ou de Trump ont été décevantes à cet égard. En revanche, je trouve que l’équipe de Joe Biden essaie davantage de tenir une ligne de crête.

Cette ligne de crête reste fort critiquée dans les rangs du Parti démocrate. Revenons au PS : le parti réclame le cessez-le-feu mais considère légitime l’objectif israélien de détruire le Hamas. Comment concilier cela ? Est-il vraiment possible d’abattre cette organisation sans bafouer le droit humanitaire ?

On est d’accord pour dire qu’il faut se débarrasser du Hamas. Mais on est aussi effrayés des conséquences sur la population civile. Je ne sais pas avec quel degré de sincérité je peux vous l’assurer : il m’est insupportable de voir des bombes faucher tant de vies palestiniennes.

Il y a quatorze ans déjà, en octobre 2009, je m’étais rendu à Gaza pendant cinq jours après l’opération militaire
« Plomb durci », en solidarité mais aussi pour demander la libération d’un otage israélien, Gilad Shalit. Et c’est littéralement désespérant de voir que la situation n’a fait qu’empirer : dans l’emprise alors naissante du Hamas, dans sa cruauté, comme dans l’intensité des ripostes israéliennes. Et je vois bien tous les risques que cela comporte à terme, de nourrir la machine à détestation entre les deux peuples.

J’aimerais pouvoir dire que tout est conciliable, mais je ne suis pas angélique. S’il y a un cessez-le-feu, le risque est celui d’une victoire du Hamas, qui aurait préservé ses capacités d’action. À l’inverse, s’il est éliminé, il est inévitable que cela se fasse au prix des vies civiles.

L’idéal, ce serait un cessez-le-feu qui aurait pour condition la démilitarisation d’une force armée qui se présente comme une force résistante du peuple palestinien, mais qui est en réalité engagée dans l’extermination des juifs. Et dont l’existence, en outre, a bien arrangé les faucons israéliens qui se dispensaient ainsi de chercher un chemin vers la paix.

La proposition d’Emmanuel Macron de bâtir une coalition internationale contre le Hamas a fait un flop. Était-elle viciée dès le départ parce qu’on ne lutte pas contre le Hamas comme on lutte contre n’importe quelle organisation terroriste ? Quelle est la bonne stratégie ?

La coalition internationale contre Daech intervenait dans un contexte où il y avait une conquête territoriale en cours, par un mouvement islamiste présent dans au moins deux États, la Syrie et l’Irak. Cette coalition avait des objectifs identifiés : éviter que des villes tombent et en récupérer d’autres. Il y avait donc une dimension militaro-territoriale qui avait du sens.

Pour le Hamas, c’est différent. On ne peut pas le mettre en équivalence avec Daech. Évidemment, ils ont l’islamisme, le terrorisme et la cruauté en commun. Mais leur projet politique est différent. Le Hamas n’a jamais été pour un grand califat. C’est pourquoi la proposition de Macron était problématique.

De plus, elle souffrait de contradictions. On ne peut pas isoler le Hamas de ses soutiens, notamment le Qatar et l’Iran. Le premier nous concerne directement, au vu de la complaisance qui règne à son sujet. Quand, à l’Assemblée nationale, on n’arrive pas à faire voter une demande de rapport pour examiner les conditions de l’accord fiscal avec le Qatar conclu sous Sarkozy, accord qui n’a jamais été remis en question depuis, ça m’interroge. Est-on sûrs que l’argent qu’on a fait économiser aux investisseurs qataris en France ne finance pas le Hamas ? On a besoin de clarté.

Vous avez été l’un des premiers à dénoncer les réactions initiales de LFI aux attaques du 7 octobre dans le sud d’Israël. Est-ce que vous considérez que les positions à gauche se sont rapprochées depuis ?

C’est le drame d’une déception. Les premières expressions de LFI ont été désastreuses, pas maladroites. Elles assumaient et recherchaient la singularisation.

En fait, elles prolongeaient un scénario qu’on avait constaté précédemment sur d’autres sujets. Car je n’avais déjà pas aimé la tactique de la singularisation de LFI pendant la bataille des retraites, ni pendant les émeutes après la mort de Nahel. À chaque fois, cette tactique a rendu nos convergences inaudibles. Cette fois-ci, ça m’a carrément dégoûté.

Cette obsession de la singularisation, dans un moment où il y a besoin de concorde dans la gauche et dans le pays, m’est insupportable. Elle me l’est aussi en raison de ce qu’elle dit de la stratégie de conquête du pouvoir. La direction de LFI semble considérer que seule la conflictualisation peut nous permettre de l’emporter, ce que je ne crois pas. Ce qui semble partagé aussi par des élus, des militants et des électeurs et électrices de LFI…

Le mal est fait. Je le regrette terriblement.

Vous avez dénoncé les « idiots utiles des terroristes du Hamas ». C’est une expression forte : qui visiez-vous ? Et peut-on envisager de reconstruire des ponts à gauche après ça ?

Le communiqué hallucinant de violence du Nouveau Parti anticapitaliste, le premier communiqué du groupe parlementaire de LFI et quelques expressions de responsables insoumis, sous forme de tweets notamment, ont témoigné d’un déficit d’empathie qui m’a glacé. Et je ne vois pas comment faire autrement que de le dire. La politique, c’est aussi des valeurs. En l’occurrence, celles de l’humanité commune ont fait défaut.

J’en veux d’autant plus aux auteurs de ces expressions que celles-ci contribuent à plonger une partie des Français, notamment ceux de confession juive, dans une grande solitude. Encore une fois, je suis révulsé par les bombardements sur Gaza. Mais les condamner en oubliant de mentionner l’attaque initiale ou laisser entendre que la Hamas est un mouvement de résistance envoie de manière subliminale, et parfois de manière tonitruante, un message pourri dans le débat public.

Par définition, le moratoire du PS sur sa participation à la Nupes est susceptible d’être levé. Quelles sont les conditions à réunir ?

Boris Vallaud [président du groupe socialiste à l’Assemblée nationale – ndlr] a formulé deux conditions. D’abord, ne plus mettre sous le tapis les points de divergence qui existent entre nous, ce qu’on a fait au moment de l’accord de la Nupes. Et surtout, réviser son mode de gouvernance, sa méthode, qui trop souvent a consisté à nous mettre au pied du mur.

C’est dramatique que ce soit sur le sujet israélo-palestinien et ses répercussions en France que la Nupes ait explosé, mais il a été le révélateur de cette volonté permanente de LFI de se singulariser, au nom de l’idée que c’est la seule manière pour la gauche d’être entendue par une partie de la société. Je pense que c’est contre-productif. Or, nulle part dans l’actuel accord il n’y a marqué qu’on s’engageait dans la stratégie du « bruit et de la fureur ».

Au lendemain de la création de la Nupes, je pensais qu’on s’obligerait mutuellement. Je suis élu sur l’étiquette et le programme de la Nupes et je continue à en défendre le programme. Mais je pense que si la stratégie de conflictualisation consolide peut-être un plancher électoral, elle abaisse considérablement le plafond. On attendait de Jean-Luc Mélenchon qu’il soit un rassembleur, mais on a surtout quelqu’un qui clive. C’est ce que je lui ai dit cet été.

Pour autant, les autres composantes de la Nupes n’ont-elles pas une part de responsabilité dans les failles de cette union des gauches ? Le PS a-t-il vraiment tout fait pour consolider et prolonger la Nupes ?

Il est vrai que, très vite après la création de la Nupes, les partis ont été impuissantés par leurs contradictions internes. Paradoxalement, ce sont les partis qui fragilisent le plus la Nupes, alors que le rassemblement de la gauche et des écologistes est largement soutenu en dehors d’eux.

Le fait est qu’un parti pense d’abord à sa propre survie, il a du mal à se transcender. La solution est donc de construire un rassemblement avec les partis, mais qui ne soit pas tributaire d’eux. Cela exige une forme nouvelle. Au lendemain de l’accord, on aurait dû mettre sur le métier l’outil qui permettrait de préparer 2027. On ne l’a pas fait.

Comment « faire mieux », maintenant ?

On est la gauche la plus bête du monde en ce moment, alors qu’on avait de l’or entre les mains. Pour moi, l’issue ne peut être que collective et démocratique. C’est la condition pour parvenir à un contrat de gouvernement, et à un mode de désignation démocratique de notre nécessaire candidat ou candidate commune.

Pour certaines composantes de la Nupes, cette orientation est visiblement trop contraignante. Si Jean-Luc Mélenchon pensait que la Nupes serait l’outil qui lui permettrait d’être le candidat naturel de la gauche, il s’est trompé. Quand on fait 22 % à la présidentielle, on s’oblige pour la suite, on ne peut pas reproduire le même mode de fonctionnement. Mais j’admets que les autres partis n’ont pas non plus joué le jeu. Je plaidais d’ailleurs pour une liste commune aux européennes, afin de ne pas envoyer un signal dépressif à nos électeurs.

La gauche rassemblée est la seule à pouvoir s’opposer à l’extrême droite, en conciliant la radicalité du programme mais aussi la crédibilité, la solennité, la robustesse pour incarner le pouvoir. Quand on dit cela, on vous soupçonne immédiatement de vouloir quelque chose d’édulcoré. Mais on peut être à la fois rassurant et combatif. Quand les messages émis par la gauche sont anxiogènes et clivants, ils deviennent excluants. Or, à la fin des fins, pour gagner une élection, il faut faire plus de 50 %.

Vous continuez à défendre une primaire pour 2027 ?

Je ne vois pas comment on y échappe. J’entends parfois dire que les primaires seraient « cramées », mais ce n’est vrai que s’il faut trancher une ligne et trouver une personne en même temps. Si l’espace programmatique a été débattu et enrichi préalablement, les choses sont différentes. On n’aura alors plus qu’à choisir l’incarnation qui a le plus de chances de gagner, en étant certains que les autres candidats seront aux côtés de la personne désignée, avec aussi le plaisir d’être ensemble. C’est ce dont on a besoin. On en est encore loin…

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